Défense, Illustration, Alexandrin.
J’use ici de trois archaïsmes : je fais de la poésie, en langue française, et en alexandrins. Cela fait beaucoup de choses mourantes pour un seul homme, pourtant, j’en vis assez heureusement.
La poésie, je n’en dirai rien ici.
Le français, j’ai pour métier de le défendre. Je suis un fonctionnaire d’État. Je fais honnêtement mon métier, enfin tel que je l’entends : j’essaie de nourrir des âmes. Le français, la discipline, au point du sort où j’en suis que je m’y lie tellement que l’aimant je l’enseigne, je peux bien faire, en professeur zélé, un point sur la question.
La langue française existe bel et bien encore ; pour certains qui connaissent, c’est un air charmant comme l’antique ; pour d’autres, plus vivants, c’est une arme de guerre, dominée localement par l’anglais des Amériques, le chinois ou l’arabe ; pour d’autres, encore plus vivants, c’est un latin entre les mains des africains papillonnant ; pour moi enfin, c’est une fleur fanée qu’on fouille encore, en bourdonnant, avant d’aller, comme la mer…
Étranger, moi qui suis frappé de français, par le pouvoir de la coquetterie universelle, je te comprends, fidèle à ton idée, et en ce sens nous sommes tous frères, nous autres étrangers. Compatriotes de ma langue maternelle, et vous autres, étrangers, pour les mêmes raisons, prenons la chose comme elle est là, maintenant : dans le chaos de fâcheuses raisons, des êtres humains se trouvent réunis par la langue qu’ils parlent et la terre qu’ils foulent. Et la suite est toute une politique et une poétique.
L’alexandrin. Ah ! La poésie carrée ! A trois poètes près, et une publicité, l’alexandrin est mort à la télévision. Il est pourtant, populairement, ce qu’est la poésie ou à peu près. Enseigné, tout le monde le lit et l’apprend un peu. Il est également encore connu via les anciens – qui n’a un grand-père qui sait trois vers d’Hugo, un poème d’Aragon, et une fable ou deux ? Il est au fondement du rythme de la chanson, qui est la forme qu’a pris la poésie populaire en s’accordant à la technique moderne. Et pourtant, malgré ça nous assistons, étonnés, à la disparition radicale, en un siècle de temps, de l’alexandrin.
Fin du mètre musclé, énergique, historique ; et place au non-vers libre, aux grands airs prosaïques ! C’était d’Alexandre le Grand, de Paris, en 1180. Et les douze coups de cette poésie de mille ans sonnèrent de Philippe, l’auguste, au roi François 1er. Dominé par son pair, le dix-pieds historique, héroïque et épique, il l’emporta en 1555 : Ronsard, Du Bellay, et naissance de Malherbe. Cela continua dans une gloire de langue, par Boileau, Corneille, Racine et Molière. De l’alexandrin, les classiques en font un dialogue d’actions ; c’est le rythme parfait de la conversation. Il s’affaiblit chez Voltaire, s’envole chez Eluard, et au milieu, l’Homme-Langue-Française, Victor Hugo, lui fait un feu d’airain. Le génie français salué par Baudelaire parle en alexandrins à toutes les âmes dans un flot océan, tant et si bien qu’à sa mort, on dit :
« Hugo rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit de s’énoncer. […] Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vint à manquer ; pour lui, se rompre. »
C’est Mallarmé qui parle à la mort du poëte – et l’alexandrin entre en crise. 1885. Le monument national hante alors les mémoires, comme un fantôme sublime, des poètes français. Je parlerai ici la langue élevée dans le génie d’Hugo. L’homme est plus grand luttant contre plus grand que lui.
« Oh ! mes amis ! — mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères —, »
Petite précision technique. En matière d’alexandrins, j’ai quelques lois hors des classiques : la rime en /e/ et /ɛ/ est établie au nom du Sud mais ce son seul n’est pas une rime suffisante ; l’alternance des rimes masculines et féminines est déclarée coquetterie ; la rime est libre, qu’elle soit riche ou pauvre ; enfin, la césure épique est une aberration de chanson, mais toutes les autres césures sont bonnes.